Voici un texte écrit en 1920, parut en France en 1920, et, quand nous le lisons jusqu'à la dernière ligne il ne peut nous laisser qu'à penser qu'il a été écrit hier, tellement l'histoire est un éternel recommencement... Oui nous trouvons là, dans cette Russie des premières années du Bolchévisme, exactement ce que nous trouvons en France aujourd'hui et où l'on veut nous faire croire que le danger ne vient que du FN et non pas de tous les partis extrémistes avec tous leurs messages de haine...
Depuis que je suis arrivé en Europe,
tout le monde – et mes patriotes comme les étrangers – me pose invariablement
la même question : « Qu’est-ce que le bolchévisme ? Que se passe-t-il
en Russie ? Vous qui avez vu de vos propres yeux, racontez ; nous ne
savons rien, nous ne comprenons rien. Dites-nous tout et dites-le autant que
possible d’une façon calme et impartiale. »
Parler calmement de ce qui se passe à
l’heure actuelle en Russie est difficile ou même impossible. Quant à en parler
impartialement, j’y parviendrai peut-être.
Il est vrai que, depuis cinq ans, la
guerre nous a habitués à toutes sortes d’horreurs, mais ce qui se passe en
Russie est pire que la guerre. Là-bas, des hommes tuent, non seulement des
hommes, mais leur pays, sans même soupçonner ce qu’ils font. Les uns s’imaginent
accomplir une grande œuvre et croient qu’ils sauvent l’humanité. Les autres
pensent à rien et s’adaptent simplement aux nouvelles conditions d’existence,
ne tenant compte que de leurs intérêts quotidiens. Que se passera-t-il demain ?
Pour ces derniers, la question les laisse indifférents. Ils ne croient pas en
ce lendemain, de même qu’ils ne s’e rappellent pas ce qu’il y avait hier. Les gens
de cette espèce forment en Russie, comme partout, la majorité écrasante. Et, si
bizarre que cela paraisse au premier abord, ce sont ces hommes-là, les hommes
de l’au jour le jour, entièrement absorbés par leurs petits intérêts, qui
créent l’histoire. C’est entre leurs mains que se trouve l’avenir de la Russie,
l’avenir de l’humanité, l’avenir du monde.
Voilà ce que ne comprennent pas les
leaders idéologues du bolchévisme. Il semblerait que les disciples et les
partisans de Marx, lequel a emprunté sa philosophie de l’histoire à Hegel,
devraient être plus clairvoyants, savoir que l’histoire ne se fait pas dans les
cabinets d’étude et qu’elle ne se laisse pas encadrer comme une toile peinte
dans des décrets arbitraires. Or, essayez de le dire à l’idéologue bolchéviste aux yeux bleu clair : il n’arriverait
seulement pas à comprendre de quoi vous lui parlez. Et si, par hasard, il le
comprenait, il vous répondait exactement de la même façon que répondaient
jadis, sous le tsar, les rédacteurs du Novoie
Vremia et autres journaux qui assumaient la triste tâche de justifier par
des idées le régime d’asservissement : « Tout cela, c’est du
doctrinarisme ». L’histoire, Hegel, la philosophie, la science : l’homme
politique est affranchi de tout cela. Cet homme politique décide du sort du
pays qui lui est confié d’après ses propres conceptions.
On raconte que Nicolas Ier,
auquel on avait présenté un projet d’une ligne de chemin de fer entre Moscou et
Pétersbourg, sans examiner les plans des ingénieurs, traça sur la carte une
ligne presque droite reliant les deux capitales et résolut ainsi le problème d’une
façon simple et rapide. C’est de la même façon que les maîtres actuels de la
Russie solutionnent toutes les questions. Et si le régime de Nicolas 1er,
comme celui de la majorité de ses prédécesseurs et de ses successeurs, mérite
en toute justice le nom de despotisme
ignorant, c’est avec plus de justice encore qu’on peut caractériser par ce
mot le régime des Blochéviks. C’est le despotisme, et, je le souligne
fortement, le despotisme ignorant. Les
Bolchéviks, exactement comme les hommes politiques d’un passé récent, non
seulement ne croient pas à la vertu (scepticisme qui est, comme on le sait,
admis en politique), mais ils ne croient pas davantage à la science, ils ne
croient même pas à l’intelligence. Conservateurs consciencieux des traditions
politiques les plus purement russes, - traditions de la période de servage si
vivante encore dans la mémoire de tous, - ils ne croient qu’au bâton, à la
force physique brutale. De même encore que tout récemment, avant la guerre, à
la Douma, les députés de la droite du type Markoff [Nikolaï Yevgenyevich Markov (2.04.1866
– 25.04.1945) : homme politique russe, chef de l’UPR (Union du Peuple
Russe) qui se battit contre le capitalisme, le socialisme et les juifs]
et Pourichkévitch [Vladimir Mitrofanovitch Pourichkévitch (1870 – 1920). Monarchiste,
fondateur de l’« Union du peuple russe ». Député de la deuxième à la
quatrième Douma. Un des assassins de Raspoutine. Arrêté après la Révolution d’Octobre,
mais relâché. Meurt du typhus en 1920 à l’armée des volontaires]
raillaient l’humanitarisme libéral et
répondaient par des menaces de potence et de prison à toutes les tentatives de
l’opposition tendant à faire sortir, si peu que ce fût, nos anciens ministres
et nos hommes de gouvernement de leur ornière réactionnaire, les commissaires
actuels ne connaissent qu’une seule expression : tchrevitchaïka. Ils sont convaincus que toute la profondeur de la
sagesse gouvernementale réside dans ce mot. Les libertés, les garanties
individuelles, etc., tout cela n’est qu’inventions vides de sens des savants d’Europe,
des doctrinaires d’Occident. En Russie, nous nous en passerons bien, des
libertés et des garanties individuelles ! Nous allons publier une centaine
de milliers ou un million de décrets, et le pays illettré, ignorant, impuissant,
misérable, deviendra du coup riche, instruit, puissant, et l’univers entier
viendra admirer et nous emprunter avec ferveur les formes nouvelles du régime
gouvernemental et social.
La Russie sauvera l’Europe justement
pour cette raison que, contrairement à l’Europe, la Russie croit à l’action
magique du verbe. Si étrange que ce soit, les Bolchéviks, fervents du
matérialisme, apparaissent en réalité comme les idéalistes les plus naïfs. Pour
eux, les conditions réelles de la vie humaine n’existent pas. Ils sont
convaincus que le verbe possède une puissance surnaturelle. Tout se fait sous l’ordre
du verbe ; il s’agit seulement de se fier à lui hardiment. Et ils se sont
fiés à lui. les décrets pleuvent par milliers. Jamais encore, ni en Russie, ni
dans aucun autre pays, on n’a autant parlé. Et jamais encore la parole n’a
aussi tristement retenti, correspondant aussi peu à la réalité. Il est vrai
que, déjà à l’époque du servage, aussi bien que sous Alexandre III et Nicolas
II, on parlait et l’on faisait des promesses. Il est vrai que, sous l’ancien
régime aussi, la non correspondance entre les paroles et les actes du
gouvernement provoquait l’indignation et la révolte. Mais ce qui se passeLi
maintenant dépasse toutes les limites, même vraisemblables. Des villes et des
campagnes se meurent littéralement de faim et de froid. Le pays s’épuise non
pas jour par jour, mais heure par heure. La haine atroce, réciproque et non pas
entre classes comme le voudraient les bolchéviks, mais de tous contre tous,
grandit sans cesse, et, pendant ce temps, les plumes des
journalistes-fonctionnaires continuent à tracer sur le papier les mêmes mots,
devenus fastidieux à tous, sur le futur paradis socialiste.
Léon Chestov (1866 - 1938)
Qu'est-ce que le Bolchévisme ?
Livre que je vous conseille de lire au plus tôt ;)... et vous y trouverez d'autres points communs entre la Russie de cette première moitié du XXe siècle avec la France d'aujourd'hui, politiquement parlant bien sûr... et dont la ressemblance est aussi assez frappante avec les électeurs du FN... comme quoi, les extrémistes (qu'ils soient de gauche ou de droite) sont partout pareils mais s'ils prétendent le contraire...
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